jeudi 19 janvier 2012

LETTRE POUR REMI …

Posté par lapecnaude le 20 octobre 2011
ggne.jpg                         17 octobre 1961 …
Je devais être à Tlemcen, en poste au Méchouar. Nous avions pris connaissance de cette manifestation PACIFIQUE (mais organisée par le FLN de France, tu as omis de le préciser), par les services radio de l’ALAT, courts commentaires, censurés. Mais par ailleurs d’autres nouvelles me parvenaient venant de mon douar d’origine (les retours de métropole parlaient, eux) et par le murmures de la ville arabe nous signalant l’énormité du nombre de victimes.
Mais là n’est pas vraiment mon propos, je voudrais m’arrêter sur la séquence « témoignage de tes camarades de 4ACG ». Tout d’abord je dois remarquer le manque de diversité dans l’assemblée de jeunes gens qui posent et se posent des questions sur la vidéo …
Ensuite je voudrais mieux remettre les récits dans leur contexte. Ces appelés (les vieux de maintenant) de vingt ans qui venaient de passer deux mois de « classes » (apprentissage de la vie militaire) dans les casernes de métropole et d’Allemagne venaient de tous les milieux sociaux. On leur avait appris à marcher au pas, à connaître leurs armes, à tirer des fois juste, à RESPECTER la hiérarchie, c’est à dire on avait commencé à les conditionner, les formater, MAIS on ne leur avait pas dit ce qu’ils allaient faire. Rien d’autre que des phrases creuses, « vous représentez la France, vous allez défendre la Patrie contre l’ENNEMI … pas de défendre un sol que la France s’était approprié en 1830 (Louis-Philippe) avec ses habitants qui d’ailleurs comptaient déjà pour du beurre. A cette époque et par la suite on y envoya des colons, des exilés politiques qui expulsèrent les propriétaires arabes et occupèrent les meilleurs terres du pays : les colons. Leurs descendants devenus les Pieds-Noirs (il y a des boues qui collent aux pieds et à l’âme) ont continué à asservir les populations autochtones puisque c’était la tradition.
Alors, alors … nos appelés devenus des « pioupious » ou des « bleubites » ont été embarqués à Marseille dans les soutes des paquebots tels que l’EL MANSOUR » ou le « VILLE DE MARSEILLE », les coursives et les cabines occupées par les gradés en fonction de la hiérarchie et vogue la galère. 36 heures après ils ont descendus la passerelle menant au quai chargés de leur paquetage si lourd et ils sont arrivés dans un univers totalement inconnu, étonnant, avec une foultitude d’hommes bizarrement habillés et qui portaient une espèce de serviette enroulée autour de la tête, de formes-femmes totalement enveloppées de draps blancs, de gosses de tous âges qui viraient et tourneboulaient, offrant des à vendre des fruits, des cigarettes, le tout sous une chaleur étouffante, une musique criarde hurlant aux oreilles et avec des odeurs de crasse, de crottin d’âne et de fuel mélangées …
Estourbis, fatigués, ils enregistraient sans trop comprendre, mais enfin, ils étaient saufs (pour avoir voyagé sur un transport de troupes, je peux t’assurer que beaucoup avaient la trouille de l’eau et avec , en plus, ce foutu mal de mer …). Sur ce quai, retentissent les ordres (y avait un adjudant dans le coin), « colonne par trois, direction les G.M.C ». Ils montent, s’installent sur les bancs, calent leur fourbis et route … paysage changeant, parfois de la forêt de chênes verts, souvent du rocher, de la montagne où la route à de la peine à exister, nids de poule, virages sans fin, on longe la mer jusqu’au camp de triage, ils y resteront deux jours, dormant sur des lits picots à 30 par tente. Ils iront « à la visite » du « véto-médecin » qui leur regardera les dents et les paturons et les enverra à un Xème adjudant qui, assis derrière son bureau, registre ouvert devant lui demandera « livret ? …affecté au Xème bataillon ou compagnie, rompez ». Dehors, en colonne regagnez vos cantonnements, prenez vos paquetages et l’adjudant les répartira dans les différents transports pour qu’ils « rejoignent leur affectation ».
Cà en fait des kilomètres et l’appelé lui se demande toujours « mais il y a des chameaux ou pas ? » Plus tard, si cela l’intéresse toujours on lui apprendra qu’il n’y en a pas mais que parfois, il y a des dromadaires … par contre des bourricots, il en verra !
Le long de la route des ânes chargés d’énormes fardeaux cheminent avec, parfois, un homme juché par dessus, derrière trottine une femme sans âge avec sur son dos un fourbis presque aussi gros que celui de l’âne. …
Il transite par le PC (poste de commandement) du régiment, puis celui de l’escadron, à chaque fois le même rituel lui est imposé « livret ? … » on l’inscrit, note soigneusement son matricule, le fait monter dans un camion et , enfin, il arrive à destination, SON AFFECTATION. Parfois c’est un ramassis de bicoques, genre habitat local revisité, une construction « on a tout fait nous-mêmes » avec les matériaux du pays, ou une école désafectée, entourage de barbelés avec un mirador en parpaings surmonté d’un auvent, poste de guet à 360 degrés.
Le poste ? Un officier, souvent appelé sursitaire qui a fait l’école de Cherchell ou de Saumur, un adjudant quatre sergents des caporaux et des hommes de troupe. Ils seront 30, largués là, avec un ravitaillement par semaine, une liaison radio par jour (BRQ) et un territoire à surveiller, une population à compter, recompter, identifier, ils attendent, ils ont la trouille au ventre mais ne le montrent pas, on leur en a tant dit sur les atrocités des fells … Une chambrée avec des lits, deux ou trois chambres pour les gradés, un réfectoire pour la troupe, une salle à manger pour les chefs, un local radio qui fait aussi office de salle d’interrogatoire les jours où, une popote pour « la bouffe », où officie un « cuisiner » désigné d’office …. Dehors, bien rangés, les véhicules, AMX, Half-track, GMC, jeep, sous le soleil qui chauffe. Il a, bien sûr, été accueilli par la blague éculée de l’inversion des grades, un 2° classe avec le galon de sous-lieutenant etc … et çà les fait tous rigoler. On se distrait comme on peut. 
Les jours et les nuits passent, il apprendra à reconnaître les glapissements et les hurlements des chacals, tirera des rafales de son arme au hasard dans les barbelés en entendant les « sonnettes » (pièges de boites de conserve vides qui tintent quand on remue les fils), ira en patrouille la nuit à pied déguisé en rebelle avec une « kachabia » indigène et accompagné de « moghaznis » (engagés temporaires et occasionnels indigènes), rodera dans les mechtas (villages), fera des fouilles à la recherche de traces de passage des ennemis, de caches d’armes ou de ravitaillement. La routine quoi, un jour poussant l’autre, attendant avec impatience le ravito et le courrier qui lui apportera un moment de normalité, un court moment.
Il s’habitue à tout, considérer tout autochtone comme « à priori » sympathisant rebelle, il ne s’étonne plus des ordres « on va aller « coxer » un tel, il y va. Il voit l’interrogatoire, questions, questions et aussi les coups, les sévices, il y participera aussi, parce que TOUT LE MONDE le fait, il torturera. Si on lui en donne l’ordre, il ira avec les autres, conduira le prisonnier dans un lieu désert, l’enverra devant lui et l’abattra, pas de près, çà il ne pourra le faire, c’est dur de tuer quelqu’un qui vous regarde.
Pour apaiser sa conscience, il se dit que c’est la guerre et que « les autres en font bien pis », il ne comprend pas que c’est un engrenage sans fin. De temps à autre le médecin militaire et une équipe d’AFSS (auxilliaires temporaires de santé, genre de filles moches qui se donne à croire qu’elles sont utiles à l’humanité) vient visiter les malades des douars. Ces jours là toute une population d’hommes, de femmes, d’enfants se massent à la porte barbelée du poste, accroupis, ils attendent des heures. Mais que peuvent-ils faire à part distribuer des comprimés de « Rimifon » (contre la tuberculose endémique) et badigeonner les plaies d’impétigo au bleu de méthylène ? Un cataplasme sur une jambe de bois ! Mais en haut lieu on peut se vanter, on LEUR apporte des soins médicaux … Lui, il y a longtemps qu’il s’est habitué à l’odeur, celle de la crasse terreuse mélangée au suint des moutons et à la fumée des feux, du linge jamais lavé aussi, parce que de l’eau, s’il y en a, c’est à plusieurs kilomètres de là et il faut la transporter dans des outres, à dos d’ânes, de femmes, d’enfants, alors on ne lave pas.
Le soldat compte les jours, fête le  »Père Cent », cent jours avant « la quille » … et un jour reprend le camion, heureux et rentre chez lui, là-bas … Il ne dira pas TOUT ce qu’il a vu, TOUT ce qu’il a fait, certains, si, parce que c’est leur nature de sadique ou d’anormal, mais les autres… la majorité aura-t-elle honte d’avoir PARTICIPE ? Qu’auront-ils appris durant ces quelques mois ? Que l’homme est un loup pour l’homme ?
Tu vois Rémi, on a tous une histoire de jeunesse, et moi, j’ai mal à mon pays.


10 Réponses à “LETTRE POUR REMI …”

  1. lediazec dit :
    Elle est magnifique ta lettre Françoise. Exemplaire même. Plus longue à écrire qu’à lire. Voilà.
  2. babelouest dit :
    Ah oui, je vois très bien, cela rappelle quelques paroles de ceux, un peu plus âgés que moi, qui y sont allés dans mes connaissances, autrefois. Un de mes collègues, peintre, s’est retrouvé ainsi dans le désert, à la frontière tunisienne, avec son fusil sous la guérite de tôle, sursautant à des bruits bizarre souvent : des araignées énormes déambulaient sur le toit.
  3. b.mode dit :
    Très émouvant et fort bien écrit !
  4. Rémi Begouen dit :
    Chère Françoise – Je ne découvre cette « lettre à Rémi », si vraie, que ce matin, ayant omis d’aller voir Ruminances hier soir. Je suis content pour toi que mon article sur le 17 octobre 1961 t’ai indirectement donné l’occasion de l’écrire…
    Tu écris que j’ai omis de signaler que cette manifestation parisienne était organisée par le FLN. C’est exact. Mais dois-je rappeler qu’à l’époque il n’y avait plus que le seul FLN pour représenter la Résistance algérienne, après défaite du MNA (quelqu’en soient les cruelles péripéties)?. J’ai entendu parfois l’avis que De Gaulle aurait dû négocier avec le MNA et divers ‘nationalistes modérés’ et non avec le seul FLN : C’est exact, mais c’était possible en 1945, au lieu des sinistres répressions de Sétif, Guelma, etc (répressions qui ont entraîné la création du FLN). BIEN TROP TARD en 1961 !!
    Ton récit de la triste vie de l’appelé en Algérie est juste, émouvant, merci. Il est forcément partiel mais recoupe bien sûr ce que j’ai pu en connaître (voir « Le Piège ») et ce que j’ai lu, soit de mes camarades de 4acg, soit d’autres… ou d’historiens comme Benjamin Stora…
    Au fait, b.mode et lediazec, avez-vous proposé à lapecnaude de publier ce texte sur Ruminances ? A mon avis, il y aurait sa place, mais avec un autre titre (et donc quelques retouches) : c’est moins une lettre personnelle qu’un témoignage de notre Histoire – du genre de ce que rassemble aussi 4acg, mais qui mérite plus large audience…
  5. b.mode dit :
    Rémi, ce sont des choses qui ne se demandent pas. S’il est publié ici, c’est la volonté de son auteure et c’est très bien ainsi. Y’a pas que ruminances et heureusement !
  6. lapecnaude dit :
    Merci mes beaux Messieurs,
    Tu as raison Rémi, c’était en 45 qu’il aurait fallu négocier un nouveau statut avec les partis, d’autant qu’il y avait des élites et que les peuples sémites vivaient en bonne intelligence. Seulement il y avait ces descendants d’européens, ces gros colons, et ces investisseurs qui venaient d’Asie (où ils avaient déjà pressenti le vent de la défaite), eux n’ont pas voulu, eux ont déclenché les massacres et ont fait naître cette révolution …
    Bien sûr que mon récit est parcellaire, bien sûr que je n’ai pas voulu parler du « formatage » des appelés par les plus anciens, eux-même formatés par les vaincus d’indochine … comment on leur appris à dire et penser « crouillats, bicots, arbis … », à les considérer comme des « sous-hommes », les ravaler au rang de singe sur deux pattes. Cette transformation était pensée, organisée par des services spécialisés de l’armée et voulue par les lobbys du gouvernement. Vous raconter ce qu’il (l’appelé) disait de ses premiers contacts avec la population, voir avec ses yeux, c’est plus facile qu’on ne le croit, mais suivre la lente dégradation de son échelle de valeurs au fils des mois et le choc qu’il a ressenti quand il est rentré chez lui et qu’il a repris le chemin de son usine, de son bureau avec dans son subconscient ces images qu’il ne pourra jamais effacer, c’est ce que j’aurais voulu entendre. Certains n’ont pas pu et se sont suicidés. C’est porter LA FAUTE DES HOMMES en soi qui pèse lourd.
    Je savais qu’il existait des camps semblables à ceux des nazis dans ma région, puis j’ai lu l’enquète de Jean-Luc EINAUDI sur « LA FERME AMEZIANE ». J’ai connu et j’ai vu les « mattemorts » (sorte de silos à grains enterrés) où l’on enterrait les prisonniers avant, pendant les interrogatoires, il y en avait dans chaque PC. Que pensaient les appelés qui montaient la garde, qui participaient à ces actions de « haut niveau » ?
    On a perdu toute une génération, après avoir perdu celles de la guerre d’Indochine et maintenant on essaie de formater les prochaines en abaissant le niveau culturel, en cassant l’éducation nationale, en fabricant des « zombies ».
    Il faudrait décortiquer les cerveaux qui manigancent ces horreurs pour pouvoir les contrer, le devoir de mémoire, c’est bien, mais contrer le mal à la tête ce serait mieux.
    Je n’ai pas écrit sur Ruminances parce que l’actualité ne s’y prètait pas, et que je risquait de tomber comme une pierre sur verrière, si vous le voulez, je pourrai complèter l’article et vous en ferez ce que voudrez, bien sûr.
    Ce qui m’intéresserait, ce serait un récit véridique d’un des combattants de « l’autre coté », cela doit exister. Je n’en ai lu que des parcellaires, comme moi, ils n’arrivent pas à tout dire.
  7. b.mode dit :
    CQFD Françoise, tu as très bien compris l’aspect actu de ruminances. Puisses-tu être entendue !!! Et bises à toi !
  8. Chiron dit :
    Ca, c’est du vécu, et je peux en attester! Bon sang, je commençais à en avoir ras la couenne des récits de mecs qui se vantent d’avoir d’avoir fait des tas de choses à cette époque en Algérie…Des causeurs, des phraseurs, qui prennent leur pied à s’écouter, à s’ »écrire » ,et n’ont sans doute jamais vécu ne serait-ce que l’ombre d’un risque…Des planqués chez des gradés,cachés dérriére des embryons de diplôme!
    Voilà un vrai regard , celui d’une humaniste…
  9. lediazec dit :
    Voilà Françoise. quand je te lis, je me dis, voilà une frangine qui en a. Du coeur. Quand je te lis, je pense, j’en suis sûr, tu écris comme tu tambouilles, de la bonne, de la succulente, de la chaude et de l’incroyable cuisine humaine. Dommage que tu n’aies pas cru plus tôt à ta satanée écriture, au lieu d’encenser d’autres bien moins doués que toi !
    Bises ma biche !
  10. Floréale dit :
    De votre article, je retiens deux choses qui m’interpellent:
    - « A cette époque et par la suite on y envoya des colons, des exilés politiques qui expulsèrent les propriétaires arabes et occupèrent les meilleurs terres du pays »
    En Nouvelle Calédonie, des « exilés politiques », compagnons de Louise Michel ayant participé à la Comune de Paris, déportés, ne se comportèrent pas autrement qu’en colons, et Louise Michel en a témoigné dans ses écrits. Comme quoi il ne suffit pas d’être « insurgé », « de gauche », pour être humain.
    - « Les jours et les nuits passent, il apprendra à reconnaître les glapissements et les hurlements des chacals, tirera des rafales de son arme au hasard dans les barbelés en entendant les “sonnettes” (pièges de boites de conserve vides qui tintent quand on remue les fils) »
    Cela correspond très exactement à ce que disait mon oncle, le frère de ma mère, « appelé », qui avait passé 6 mois dans une caserne près d’Alger. Son père, mon grand-père, fut toute sa vie un militant syndical; mon oncle venait d’une famille qui était contre la guerre d’Algérie. Il disait que la peur et les erreurs dans le maniement d’armes et de munitions avaient fait plus de morts parmi les appelés que le FLN. Il n’avait aucune envie d’être là-bas, n’espérait qu’une chose: revenir le plus vite possible à Paris. C’était l’époque où De Gaulle avait fait son fameux appel sur les « généraux félons », que les types avaient entendu à la radio, et ils n’avaient pas bougé de la caserne. J’ai un peu l’impression que, durant ses 6 mois en Algérie, mon oncle avait vu plus d’ânes que de fellahgas…

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